Mes compagnons, c'est moi, mes bonnes gens de guerre,

C''est votre chef d'hier qui vient parler ici

De ce qu'on ne sait pas ou que l'on ne sait guère;

Mais morts, je vous salue, et je vous dis : Merci.

 

Il serait temps qu'en France on se prit de vergogne

A connaître aussi mal la vieille Légion,

De qui, pour l'avoir vue à sa dure besogne,

J'ai le très grand amour et la religion.

 

Or, écoutez ceci : "Déserteurs ! Mercenaires !

Ramassis d'étrangers sans honneur et sans foi !"

C'est de vous qu'il s'agit, de vous Légionnaires !

Ayez-en le cœur net, et demandez pourquoi ?

 

Sans honneur ? Ah ! Passons-Et sans foi ? Qu'est ce à dire ?

Que fallait il de plus et qu'aurait on voulu ?

N'avez-vous pas tenu, tenu jusqu'au martyre

La parole donnée et le marché conclu ?

 

Mercenaires ? Sans doute : il faut manger pour vivre;

Déserteurs ? Est-ce à nous de faire ce procès ?

Étrangers ? Soit. Après ? Selon quel nouveau livre

Le Maréchal de Saxe était-il donc Français ?

 

Et quand donc les Français voudront-ils bien entendre

Que la guerre se fait dent pour dent, œil pour œil,

Et que ces étrangers qui sont morts, à tout prendre,

Chaque fois, en mourant, leur épargnaient un deuil ?

 

Aussi bien, c'est assez d'inutile colère,

Vous n'avez pas besoin d'être tant défendus :

- Voici le fleuve Rouge et la rivière Claire,

Et je parle, à vous seuls, de vous que j'ai perdus !

 

Jamais Garde de Roi, d'Empereur, d'Autocrate,

De Pape ou de Sultan; jamais nul régiment

Chamarré d'or, drapé d'azur ou d'écarlate,

N'alla d'un air plus mâle et plus superbement.

 

Vous aviez des bras forts et des tailles bien prises,

Que faisaient mieux valoir vos hardes en lambeaux;

Et je rajeunissais à voir vos barbes grises,

Et je tressaillais d'aise à vous trouver si beaux.

 

Votre allure était simple et jamais théâtrale;

Mais le moment venu, ce qu'il eut fallu voir,

C'était votre façon hautaine et magistrale

D'aborder le "Céleste" ou de le recevoir.

 

J'étais si sûr de vous ! Et puis, s'il faut tout dire,

Nous nous étions compris : aussi de temps en temps,

Quand je vous regardais vous aviez un sourire,

Et moi je souriais de vous sentir content.

 

Vous aimiez, troupe rude et sans pédanterie,

Les hommes de plein air et non les professeurs;

Et l'on mettait, mon Dieu, de la coquetterie

A faire de son mieux, vous sachant connaisseurs.

 

Mais vous disiez alors : "La chose nous regarde,

Nous nous passerons bien d'exemples superflus;

Ordonnez, seulement, et prenez un peu garde,

On vous attend, - et nous, on ne nous attend plus !"

 

Et je voyais glisser sous votre front austère

Comme un clin d'œil ami doucement aiguisé,

Car vous aviez souvent épié le mystère

D'une lettre relue ou d'un portrait baisé.

 

N'ayant à vous ni nom, ni foyer, ni patrie,

Rien ou mettre l'orgueil de votre sang versé,

Humble renoncement, pure chevalerie,

C'était dans votre chef, que vous l'aviez placé.

 

Anonymes héros, nonchalants d'espérance,

Vous vouliez, n'est -ce pas ? qu'à l'heure du retour,

Quand il mettrait le pied sur la terre de France,

Ayant un brin de gloire il eût un peu d'amour.

 

Quant à savoir si tout s'est passé de la sorte,

Et si vous n'êtes pas restés pour rien là-bas,

Si vous n'êtes pas morts pour une chose morte,

O mes pauvres amis, ne le demandez pas !

 

Dormez dans la grandeur de votre sacrifice,

Dormez, que nul regret ne vienne vous hanter;

Dormez dans cette paix large et libératrice

Ou ma pensée en deuil ira vous visiter !

 

Je sais ou retrouver, à leur suprême étape,

Tous ceux dont la grande herbe a bu le sang vermeil,

Et ceux qu'ont engloutis les pièges de la sape,

Et ceux qu'ont dévorés la fièvre et le soleil;

 

Et ma pitié fidèle, au souvenir unie,

Va, du vieux Wunderli qui tomba le premier,

En suivant une longue et rouge litanie,

Jusqu'à toi, mon Streibler, qu'on tua le dernier !

 

D'ici je vous revois, rangés à fleur de terre

Dans la fosse hâtive ou je vous ai laissés,

Rigides, revêtus de vos habits de guerre

Et d'étranges linceuls faits de roseaux tressés.

 

Les survivants ont dit, -et j''ai servi de prêtre !-

L'adieu du camarade à votre corps meurtri;

Certain geste fut fait bien gauchement peut-être :

Pourtant je ne crois pas que personne en ait ri !

 

Mais quelqu'un vous prenait dans sa gloire étoilée,

Et vous montrait d'en haut ceux qui priaient en bas,

Quand je disais pour tous d'une voix étranglée,

Le Pater et l' Ave que tous ne savaient pas !

 

Compagnons, j'ai voulu vous parler de ces choses,

Et dire en quatre mots pourquoi je vous aimais :

Lorsque l'oubli se creuse au long des tombes closes,

Je veillerai du moins et n'oublierai jamais.

 

Si parfois, dans la jungle ou le tigre vous frôle

Et que n'ébranle plus le recul du canon,

Il vous semble qu'un doigt se pose à votre épaule,

Si vous croyez entendre appeler votre nom:

 

Soldats qui reposez sous la terre lointaine,

Et dont le sang donné me laisse des remords,

Dites-vous simplement : " C'est notre Capitaine

Qui se souvient de nous, et qui compte ses morts".

 

Poème du Vicomte De Borelli dédié à la mémoire du Légionnaire Thiebald Streibler

qui donna sa vie pour sauver le Capitaine de Borelli, le 3 Mars 1885 pendant le siège de Tuyen-Quang (Tonkin).

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